Deux ans après le premier, le centième article. Je suis content.

J’avais commencé à écrire sur ce que la tenue d’un cahier de brouillon virtuel et public représente, le bien que ça me fait, mais c’était vaseux. À la place donc, un conte.

Souvent, Jafar repensait à son enfance. Lorsqu’il était un chevalier, ou même un dragon. Les longues après-midi sur le tapis taché de soleil, les raies de poussière, le bruit des pages qui tournaient. Et le soir ! Les films, les Zeppelins, les lunes à visages.

Puis on l’avait inscrit dans un endroit où l’on étudiait l’anatomie des dragons. Même longtemps après, il se souviendrait de l’odeur de la bibliothèque. Le plaisir était un peu dilué comparé à celui des moments passés dans la clairière ou sur le tapis, mais une douce chaleur se nichait au creux de son ventre à mesure qu’il accumulait des connaissances d’adulte sur ce qu’il avait tant aimé enfant.

Une fois réussi l’examen final, il s’était retrouvé à être payé pour classer des fiches cartonnées dans de petites boîtes en bois. Sur certaines de ces fiches étaient inscrites le nom d’organes de dragons ; sur beaucoup d’autres, non. C’était pendant ces longues journées de classement que Jafar repensait à son enfance.

Pour ce travail, il avait dû quitter l’endroit où il avait grandi et étudié. Il vivait maintenant dans un lieu bizarre où les routes étaient bordées par de drôles d’arbres au tronc duveteux. En rentrant chez lui, après les quatre heures de classement du matin, l’heure du repas, et les quatre heures de classement de l’après-midi, il arrachait aux arbres une partie de leur duvet et s’en servait comme d’un fouet pour combattre il ne savait plus trop quoi. Mais les filaments étaient légers comme l’air et son fouet manquait de force. Après avoir pris son goûter, il tressait donc les filaments entre eux et continuait cette tâche le soir, en regardant ses vieux films. Il tressait, il tressait, rêvait de son fouet et sentait ses doigts contents de faire autre chose que défiler les fiches cartonnées dans leurs boîtes en bois.

Un soir, après une journée où il s’était rendu compte que les cartes qu’il classait ne mentionnaient plus du tout les dragons, il considéra le fouet sur lequel il avait œuvré au cours des dix dernières années et dont il ne s’était jamais servi. C’était devenu une corde, longue et robuste. Il prit son sac à dos, fourra la corde à l’intérieur, et s’en alla.

Pendant les années qui suivirent, Jafar vit des choses plus fantastiques encore que celles qui peuplaient les livres qu’il lisait, enfant, allongé sur le tapis : des collines vertes qui bougeaient comme des vagues, des mandalas de pollen dans les flaques, des oiseaux multicolores, des châteaux géants et d’autres minuscules, des galets triangulaires, d’autres tout ronds, des montagnes comme de gros diamants, du sable luisant dans la nuit ; des pêcheurs et des forgerons qui ne lui ressemblaient pas du tout, sur leurs bateaux et devant leurs enclumes ; des crabes et des fourmis bizarres, mille mousses et encore plus de lichens, plein de bestioles exotiques, et même quelques dragons.

Jafar se sentait en permanence comme on se sent lorsqu’on a faim et que l’on s’apprête à manger un bon repas. Il dévorait le monde en le parcourant. La chaleur dans son ventre était revenue et lui murmurait que, dans tout ce bazar, il cherchait quelque chose de précis, sans savoir quoi, et sans que cela ne l’inquiète. Il rencontrait, discutait, courrait, nageait, volait, riait, rêvait. Chose nouvelle, il s’arrêtait parfois pour faire la sieste. Jamais il ne pensait aux cendres du temps consumé qu’il avait laissées, loin derrière lui, dans les petits cercueils en bois.

C’était un matin, à l’aube, qu’il s’était retrouvé dans un marécage. Pas un de ceux où meurent les chevaliers ; un beau marécage, plein de verts et d’odeurs. Un peu sur le côté se dressait un grand cyprès chauve. Jafar sortit la corde de son sac à dos, fit un premier nœud coulant comme le lui avait enseigné ses parents, et attacha l’autre bout de la corde à une branche avec un second nœud. Puis il s’assit contre le tronc de l’arbre, sortit de sa poche un flûtiau que lui avait offert un pêcheur, et se mit à jouer.

Pour le retour, Jafar suivit le même chemin qu’à l’aller et s’arrêta dans l’endroit qui lui avait le plus plu.

Jafar travaille là maintenant. Les dragons n’existent pas ici, et son travail consiste justement à expliquer ce qu’ils sont. Il se sent bien. La chaleur irradie gentiment dans son ventre. Et lorsqu’elle devient trop forte ou qu’il la sent disparaître, il n’a qu’à penser à la corde qui se balance au-dessus du marécage, depuis la branche du cyprès, et tout rentre dans l’ordre.


19 octobre 2024

écrit en juin 2024